L’EXPRESSION DE L’AMOUR
12.9-16
Dès le début de la partie de l’épître consacrée aux exhortations, Paul a rappelé que l’ensemble des chrétiens d’un même lieu ou d’une même assemblée forment un même corps dont les membres ont des fonctions différentes. Aucune de ces fonctions ne doit être négligée pour un bon fonctionnement du corps.
Dans l’église, toutes les fonctions se rattachent directement ou indirectement à deux ministères : celui de la parole et celui du service.
Parmi les qualités auxquelles Paul invite en ce qui concerne les dons et fonctions, plusieurs se retrouveront dans les exhortations qui concernent la conduite du chrétien envers ses frères : empressement, persévérance, zèle, générosité (hospitalité)… On verra cependant que l’appel à l’humilité qui introduisait le paragraphe consacré aux fonctions, clôt celui des relations fraternelles. Ce n’est évidemment pas par hasard. Car si l’amour doit en être la source, l’humilité en est l’expression.
Mettons-nous à l’écoute du texte en une traduction aussi proche que possible de l’original :
9L’amour, [qu’il soit] sans hypocrisie, ayant le mal en horreur, collant au bien ; 10l’amour fraternel, plein de tendre affection les uns envers les autres, l’honneur l’un envers l’autre, y rivalisant ; 11l’empressement, [qu’il ne soit] pas nonchalant ; bouillonnant de l’Esprit ; servant le Seigneur, 12vous réjouissant dans l’espérance ; dans la détresse, persévérant ; dans la prière, persistant ; 13en prenant part aux besoins des saints et en cherchant [l’occasion] de l’hospitalité.
Nous l’avons dit, l’amour doit être la source de toute attitude de réelle fraternité. Mais, dira-t-on, l’amour ne se commande pas. Déjà au chapitre 5, verset 5, l’apôtre avait dit qu’Il est répandu en nous par le Saint-Esprit. Et la comparaison de Colossiens 2.6 et Éphésiens 5.2 montre que marcher dans l’amour, c’est marcher en Christ.
Aimer ne se commande pas disions-nous, du moins si on le rattache au sentiment ; mais il n’est pas d’abord un sentiment, c’est bien plutôt une manière d’agir. Or, celle-ci est l’objet de la volonté ! Il nous appartient de vouloir aimer, d’aimer en actes. Dieu y joindra son amour.
Le premier verset du paragraphe, en joignant ces deux participes présents : ayant le mal en horreur, collant au bien… à la nécessité de la sincérité dans l’amour, suscite quelques réflexions : l’amour dont Paul parle, celui qui vient de Dieu, n’est pas la tolérance ou le laxisme. Dieu a horreur du mal. On l’a dit souvent, mais il faut certainement le répéter encore et encore, Dieu aime le pécheur, mais il déteste le péché et ne peut le tolérer ! Avoir horreur du mal c’est le fuir. N’arrive-t-il pas trop souvent que nous disions le haïr tout en en supportant fort bien la compagnie ? Paul écrivait aux Corinthiens : Fuyez l’impudicité (1 Co 6.18) et l’idolâtrie (10.14) ; à Timothée : Fuis les passions de la jeunesse (1 Ti 4.12). On est loin des compromis ou du compagnonnage ! Mais fuir ne va pas sans s’attacher par ailleurs fortement au bien. Le grec emploie le verbe ‘coller’, comme pour le mariage en Matthieu 19.5, ce qui suppose bien un attachement définitif. C’est ne plus faire qu’un avec.
L’amour doit être sincère. Le mot grec qui est traduit ‘sincère’ est relativement rare. On ne le trouve que six fois, mais il est appliqué deux autres fois à l’amour1. Il y a bien des manières de le manifester. Mais on peut les vivre sans en éprouver les sentiments. Souvent, quand il y a la volonté d’aimer, les sentiments suivent. Mais sans le désir réel d’aimer, les actes ne sont plus qu’hypocrisie.
Et quels sont les actes, quel est le comportement qui manifeste, pour le moins, le désir d’aimer sincèrement ?
Paul en énumère les aspects sous la forme d’une suite de participes présents, montrant ainsi qu’aucun ne va sans les autres. Et qu’il s’agit, non d’actes isolés, mais d’une attitude permanente, en d’autres mots, qu’il s’agit d’une manière d’être.
La première manifestation de l’amour (agapè) est, bien sûr, l’élémentaire amitié fraternelle (philadelphia). C’est le sentiment qui naît de l’appartenance à une seule et même famille. Tous les croyants authentiques ont un même Père, Dieu ; un même frère aîné, le Christ. L’église locale est un fragment de cette grande famille de Dieu qu’est l’Église universelle. Comme dans toute famille, l’unité n’est pas basée sur la ressemblance. Tous n’y ont pas la même sensibilité, la même maturité, les mêmes responsabilités, tous n’ont pas vécu les mêmes expériences. C’est une unité de nature. Mais c’est dans la diversité que doit s’exprimer cette amitié fraternelle par une tendre affection réciproque : L’amour fraternel, [qu’il soit] plein de tendre affection les uns envers les autres.
La réciprocité se retrouve immédiatement après. En effet, en ce qui concerne l’honneur, c’est aussi les uns envers les autres que nous sommes invités à être les premiers. ‘Être le premier’ est, en effet, le sens du verbe proègeomaï. Hélas, se vouloir le premier à estimer l’autre n’est pas précisément naturel. On cherche plus spontanément l’estime ou l’honneur que l’on croit mériter plutôt que la possibilité de l’accorder aux autres. C’est pourtant dans la quête de l’honneur à exprimer aux autres que consiste la rivalité demandée. Segond traduit prévenance réciproque. Darby dit : Quant à l’honneur, étant les premiers à le rendre aux autres.
Prévenir, c’est en effet ‘venir avant’, être le premier à aller vers l’autre, parce que le regarder comme plus important que soi, plus digne d’éloges, d’admiration. Et si nous commencions déjà dans le cercle familial ! Sans doute serait-il alors plus facile de l’étendre ensuite à la famille spirituelle.
Tout naturellement, la manifestation suivante est l’empressement. Là où Segond dit : Ayez du zèle et non de la paresse, l’original a cette affirmation à première vue étrange : En ce qui concerne l’empressement, qu’il ne soit pas nonchalant. Il me semble que ce nouvel élément complète le précédent. Comme si Paul disait. « Cette volonté d’être le premier à accorder à l’autre ce qui lui revient, ne le limitez pas à l’honneur, cet empressement, vivez-le dans tous les domaines sans attendre, sans lassitude, sans nonchalance, sans lenteur. « L’empressement ne peut être ni lent ni nonchalant. Et pourtant, le risque existe, d’où cette sorte de répétition, cette espèce de vérité de la Palice. Car il y a parfois bien des raisons de ne pas s’empresser : quand la démarche n’est pas réciproque, quand elle n’est pas reconnue, quand elle n’est pas comprise, quand la fatigue s’en mêle… Il faut alors se reprendre, persévérer…, pour être bouillonnant de l’Esprit.
Plusieurs comprennent ‘fervents d’esprit’. Il est vrai que l’expression a parfois ce sens, mais la présence de l’article défini me semble significative. C’est l’Esprit saint qui peut nous rendre zélés même quand la fatigue tend à nous rendre nonchalants. L’eau bouillonnante des torrents est le contraire de l’eau dormante des mares. C’est l’Esprit qui peut rendre bouillonnant notre amour fraternel, mais il ne le fait pas sans nous. Pour aucune de ses exhortations ici, Paul n’utilise le passif. Il ne suffit pas de laisser Dieu agir, le choix est nôtre.
Il ajoute: … servant le Seigneur. Les deux sont liés. Il n’est nul service utile pour Dieu s’il n’est le résultat de l’action de l’Esprit en nous.
Notre vie, au service de qui est-elle ? Qui servons-nous ? Il y a bien des services légitimes. On peut servir le patron, le conjoint, les enfants, le prochain, les parents. Tout cela est légitime, et excellent, mais dans la mesure où ce qui est cherché par là est la gloire de Dieu. Car, très subtilement, il est possible d’y chercher l’approbation ou l’admiration des hommes, c’est-à-dire, en fin de compte, chercher sa propre gloire ! C’est lui, le Seigneur, qu’il faut servir. Or, cela passe, il est vrai, par le service des autres.
Je dois faire ici une parenthèse : Deux manuscrits importants (Stefen et Griesbach), au lieu de servez ‘le Seigneur’, ont : servez ‘l’instant’. Ils ont kairos au lieu de Kurios. Est-ce une erreur de copiste ? Des commentateurs retiennent la leçon en partant du principe que, dans le doute, la traduction la moins évidente est souvent la meilleure. Le sens serait alors : ‘Dans le service, saisissez l’occasion’. Et l’on pense, bien sûr, à Éphésiens 5.16 (et Colossiens 4.5) : Rachetez le temps, car les jours sont mauvais. La pensée serait alors développée en 13.11 où Paul écrit du devoir d’aimer : Cela importe d’autant plus que vous savez en quel temps nous sommes : c’est l’heure de vous réveiller enfin du sommeil…
Mais poursuivons notre chapitre 11 des Romains :
12… vous réjouissant dans l’espérance. Samuel Bénétreau voit ici un datif de causalité et comprend : vous réjouissant à cause de l’espérance.
Avec les éléments des versets 12 et 13, apparaît une dimension nouvelle. L’attitude des chrétiens les uns envers les autres, même si elle doit découler naturellement du fait qu’ils forment une même famille, n’est pas à vivre comme en une petite promenade tranquille. Pour la vivre dans la sérénité et pour y persévérer, surtout pour y éprouver de la joie en dépit des difficultés, il faut pouvoir regarder au-delà, attendre avec une pleine confiance les promesses reçues. En un mot, il faut l’espérance. C’est elle qui est affirmée avant les difficultés de la vie. Mais grâce à l’espérance, parce qu’elle est semblable à une ancre solide pour notre âme (Hé 6.19), les épreuves, l’affliction, les besoins insatisfaits, la prière et l’hospitalité reprennent leur vraie dimension. Car elles font partie d’un combat dont l’issue, parce que certaine, permet de se réjouir.
Dans la détresse… le mot thlipsis, dans le grec classique, signifie chagrin. Mais le contexte du Nouveau Testament lui donne les sens d’affliction, détresse, épreuve, souffrance, tourment, persécution ou tribulation. Paul, en 2 Corinthiens 11 y range aussi la faim, la soif, et le souci des églises.
Dans la détresse, persévérant… c’est assez dire que tel ou tel aspect de nos souffrances tente de nous faire baisser les bras, de nous pousser à nous asseoir sur le bord de la piste, capitulant. C’est le moment de nous accrocher à l’espérance et à la prière, car nous n’en avons pas la force personnelle et c’est Dieu qui dénoue les situations, même les plus compliquées ou douloureuses.
Dans la prière, persistant. Il ne s’agit pas, notons-le, de persévérer avec prière, comme peut le faire penser la traduction habituelle : persévérez dans la prière. Il s’agit d’un appel à ne point se relâcher en ce qui concerne la prière. Ce que Jésus faisait comprendre à l’aide d’une parabole et que Luc exprime (18.1) : Il faut toujours prier et ne point se relâcher. Les raisons de négliger la prière sont nombreuses, en particulier la multitude des occupations indispensables qui mordent sur le temps passé en présence de Dieu. Et puis, son apparente inutilité. À quoi bon exprimer à Dieu ses requêtes, il les connaît… et, de toute façon, rien ne change. Ce n’est pas le moment de traiter la vaste question de la prière, mais il nous faut voir, ici, qu’elle doit caractériser l’attitude du chrétien, en particulier dans l’intercession en faveur des frères et sœurs. Tout le paragraphe, ne l’oublions pas, parle de l’attitude réciproque. La suite le confirme : Pourvoyez aux besoins des saints. … plus littéralement, en prenant part aux besoins des saints et en cherchant [l’occasion de] l’hospitalité, voire, en poursuivant la recherche [de l’occasion de l’exercice] de l’hospitalité. Persister dans la prière en faveur des frères, tout en les exauçant déjà dans la mesure de nos propres moyens. Cela signifie, prendre part à leurs besoins… dans l’empressement clairement demandé, sans attendre qu’ils les aient exprimés. Et cela veut dire également poursuivre l’hospitalité, malgré l’ingratitude, les déceptions, les problèmes soulevés. Le verbe diôkô signifie en effet ‘chercher’ et ‘poursuivre’, ce qui semble exclure une intervention exceptionnelle.
Vous aurez, je pense, remarqué la place, même si c’est avec des mots différents, de l’exhortation à la persévérance, à la persistance, à la constance, à la poursuite du comportement. C’est beaucoup demander. C’est énorme même et purement impossible si ce n’est pas l’expression de l’amour de Dieu en nous !
C’est dans un contexte difficile que nous y sommes invités, ce que souligne le verset 14 : Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez et ne maudissez pas.
Ce verset ne semble pas à sa place au sein d’exhortations concernant l’attitude des chrétiens les uns envers les autres. Peut-on, entre eux, parler de persécutions ? Je crains que oui. Bien sûr, on hésite à utiliser un tel mot. Mais on s’étonne moins quand on découvre que c’est aussi le verbe diôkô que Paul emploie. Il y a la poursuite de l’hospitalité à exercer mais aussi l’attitude lorsque l’on est soi-même l’objet de frères qui vous ‘cherchent’ non plus pour vous accueillir, mais pour vous faire du tort. Nous employons parfois le verbe ‘chercher’ dans ce sens. On entend parfois : « il me cherche ». Or, cela, oui, il est possible de l’expérimenter de la part d’un frère ou d’une sœur en la foi. Cette forme de persécution n’est pas toujours extérieure et elle se croit le plus souvent justifiée.
Quelle est notre réponse ? Certainement pas la malédiction exprimée. Peut-être même rien d’approchant. Mais est-ce la bénédiction ? Encore une fois, n’est-ce pas trop demander ? N’est-ce pas placer trop haut la barre ? Paul ne fait rien que rappeler l’enseignement des béatitudes. L’amour des ennemis est la seule arme du chrétien. Un peu plus loin, il montrera que cela exclut évidemment l’esprit de vengeance.
Les deux derniers versets du paragraphe se font l’écho des premiers du chapitre. Car la proposition lapidaire : se réjouir avec [ceux qui] se réjouissent et pleurer avec [ceux qui] pleurent résume en quelques mots ce que l’on peut dire de la compassion. Et c’est par le rappel des compassions de Dieu et par elles, que l’apôtre avait ouvert la partie exhortative de son épître. Je vous exhorte, frères, par les compassions de Dieu…’Par’, en d’autres mots : en vertu de, ‘compte tenu’, ‘en juste réponse à’… Rien n’est plus normal que d’exercer la compassion lorsque l’on se sait soi-même redevable à la compassion !
C’est pareillement par l’appel à l’unité et à l’humilité qu’il avait commencé ses exhortations. Écoutons-le :
15Réjouissez-vous avec [ceux] qui se réjouissent ; pleurez avec [ceux qui] pleurent. 16Ayez les mêmes dispositions à l’égard les uns des autres. N’aspirez pas à ce qui est élevé, mais laissez-vous entraîner vers ce qui est humble. Ne vous prenez pas vous-mêmes pour sages.
Il peut paraître étrange de clore une section de cette manière. Mais est-il vraiment en train de clore une section ? Oui, si l’on remarque que la suite concerne l’attitude à avoir à l’égard, non plus d’autres frères, mais envers tous les hommes, expression qu’il emploiera deux fois.
Le verset 16, comme l’est le troisième de ce chapitre, est comme un jeu de mot sur le même verbe phronein et l’adjectif phronimos. Ce n’est pas aisé à rendre. Phronéin est souvent traduit ‘penser’, nous l’avions dit. Mais sans préfixe, il semble plus exact de le traduire ‘penser raisonnablement’ ou ‘être bien disposé’. L’adjectif, surtout se traduit : ‘sage’, ‘avisé, ‘raisonnable’, ‘intelligent’.
Paul écrit donc, en quelques sorte : Ayez les uns envers les autres, les mêmes pensées raisonnables. Ne nourrissez pas vos pensées de choses trop élevées, mais laissez-vous entraîner vers ce qui est humble. Ne vous prenez pas vous-mêmes pour des gens qui pensent sagement. Le lien avec le verset 3 est évident.
Ce sont des conseils pleins de sagesse sur lesquels nous pouvons assurément clore pour aujourd’hui, en rappelant brièvement les grandes lignes : C’est l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui peut seul et doit faire sourdre à l’égard les uns des autres, l’affection fraternelle. C’est celle-ci qui nous rend attentifs aux besoins des autres, empressés à les reconnaître et à les soulager ; c’est cet amour sincère qui nous rendra prompts à estimer nos frères, à les accueillir et à intercéder en leur faveur, que les situations soient faciles ou difficiles. Serions-nous même incompris, rejetés ou objets de malveillance, nous voudrons le bien de ceux qui nous veulent du mal, à l’image de notre maître, doux et humble de cœur.
Ainsi nous bâtirons des communautés unies, aimantes, pleines du zèle qu’inspire l’Esprit. Difficile ? Sans doute, mais possible si nous le voulons vraiment et le Lui demandons.
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2 Co 6.6 ; 1 Pi 1.22