POUR UN ALIMENT
14.13-23
Ce que nous avons vu jusqu’ici du chapitre 14 regardé comme se rapportant aux forts et aux faibles, étaient, de fait, plutôt destiné aux faibles tentés de juger ceux qui n’ont pas les mêmes scrupules ou principes qu’eux. Mais dans le verset 10, après avoir dit : Pourquoi juges-tu ton frère ? l’apôtre ajoute : ou toi, pourquoi méprises-tu ton frère ?
De fait, c’est aux ‘forts’ qu’il va maintenant s’adresser presque exclusivement. Et il leur consacrera une bien plus longue exhortation, même s’il commence par un impératif général : Ne nous jugeons donc plus les uns les autres, laissant ainsi entendre que le mépris est aussi une forme de jugement.
Il va aller, cependant, au-delà de l’invitation à ne pas mépriser puisqu’il va dénoncer un comportement dangereux parce que dépourvu de considération envers l’autre. Comme nous l’avions dit, si le mot ‘amour’ a semblé absent, la notion en était déjà manifestement présente. Il sera maintenant nommé et développé puisqu’il s’agira de considérer l’intérêt d’autrui et s’il le faut, de renoncer, pour soi, même à des choses jugées légitimes. Mettons-nous à l’écoute du texte :
13Ne nous jugeons donc plus les uns les autres, mais jugeons plutôt [nécessaire] de ne pas [être] un obstacle ou de ne pas [devenir] une pierre d’achoppement. 14―Je sais et je suis persuadé, dans le Seigneur Jésus, que rien n’est profane en soi, sinon pour celui qui le considère comme étant profane [donc souillé]. 15En effet, si, à cause d’un aliment, ton frère est attristé, tu ne marches plus selon l’amour. Ne fais pas périr, à cause de ta nourriture, celui en faveur de qui Christ mourut.
Il va s’y étendre, bien sûr, mais en un sens ces quelques versets ont déjà tout dit. À l’invitation réciproque à se respecter et à s’accueillir, attitude qui doit découler de ce que celui qui mange le fait pour le Seigneur autant que celui qui ne mange pas, il ajoute que l’un et l’autre rendent grâces et sont désireux de glorifier leur Maître. De là doit découler un choix d’attitude qui est le refus de juger l’autre, d’en laisser le soin à Dieu seul.
Il est évident que nous ne pouvons pas ne pas porter un quelconque jugement dans nos cœurs. L’indifférence intérieure est non seulement impossible, mais elle serait dangereuse, voire mortifère. L’apôtre va d’ailleurs insister sur la nécessité d’avoir de fortes convictions et de ne pas les abandonner à la légère. Et Paul utilise d’ailleurs, ici aussi, au verset 14, le verbe logizomaï qui suppose le résultat d’une réflexion. Ce n’est donc pas à n’avoir aucune opinion personnelle, ou à refuser de peser le pour et le contre, qu’il invite, mais à ne point porter de condamnation sur le choix différent qui est celui d’un frère. Ne nous jugeons donc pas les uns les autres… mais jugeons plutôt… Paul joue ici sur le verbe ‘juger’ : ne jugeons pas… jugeons plutôt… Nous sommes invités à déplacer notre regard du frère sur nous-mêmes, du mépris d’autrui, au souci de le préserver.
Plusieurs remarques sont indispensables. Il faut d’abord nous souvenir de ce que Paul parle ici essentiellement de nourriture et non de respect ou non de la loi de Moïse. Il ne vise pas des judaïsants qui troubleraient les chrétiens de Rome en voulant imposer l’obéissance à la loi comme condition de salut. Mais, comme nous l’avons vu, il s’adresse d’abord à des chrétiens qui, par crainte de désobéir, s’imposent telle ou telle abstinence alimentaire. Quand Paul introduit la parenthèse du verset 14 : Je sais et je suis persuadé, dans le Seigneur Jésus, que rien n’est profane en soi, c’est, une fois encore, de l’alimentation qu’il parle, et non des comportements. J’ai traduit le grec koinon, commun, par ‘profane’, car c’est le premier sens du mot. Il s’oppose à ‘sacré’ ou ‘sanctifié’. Il avait cependant pris aussi le sens de ‘souillé’ Mais ce qui était profane, parce que non consacré à Dieu, n’était pas pour autant ‘souillé’. La nuance est plus nette quand il s’agit des jours, plus exactement des jours fériés.
Non, bien sûr, tout n’est pas comestible, ni tout légitime ! Mais, nous l’avons vu, il n’était pas utile de craindre que tel aliment eût peut-être été offert aux idoles ou que telle viande soit d’un animal tué hors des règles mosaïques. On peut se demander si ce que Paul dit ici n’est pas en contradiction avec les recommandations qui avaient été faites aux païens convertis lors du ‘concile’ de Jérusalem, savoir de s’abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés… Paul avait lui-même porté à Antioche, la lettre qui contenait ces recommandations, ce qu’il n’aurait certainement pas accepté de faire, s’il ne l’avait pas approuvée. Ne pas manger une viande parce qu’on la sait sacrifiée aux idoles est une chose, ne pas manger de viande du tout par peur que ce soit le cas, en est une autre ! C’est ce qui ressort de sa première lettre aux Corinthiens : Mangez de tout ce qu’on vous présentera sans vous enquérir de rien par motif de conscience, écrivit-il (1 Co 10.27). Le verbe traduit s’enquérir parle d’une quête soigneuse, le fait d’une vraie analyse née de vains scrupules.
Pour bien comprendre la position de Paul et ce qu’il va développer, il me semble utile de nous reporter au chapitre 8 de cette première lettre aux Corinthiens, chose que nous n’avons pas faite précédemment. Il y écrit, verset 4 : Pour ce qui est donc de manger des viandes sacrifiées aux idoles, nous savons qu’il n’y a point d’idoles dans le monde… (Je saute l’explication qui suit pour en venir au verset 7 : Mais cette connaissance n’est pas chez tous. Quelques-uns, d’après la manière dont ils envisagent encore l’idole, mangent de ces viandes comme leur étant encore sacrifiées, et leur conscience qui est faible, en est souillée. 8Ce n’est pas un aliment qui nous rapproche de Dieu : si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus ; et si nous n’en mangeons pas nous n’avons rien de moins. 9Prenez garde toutefois, que votre liberté ne devienne pas une pierre d’achoppement pour les faibles.
Un peu plus loin encore, verset 11, il emploie le même vocabulaire qu’aux Romains, disant : Sinon, le faible périra ainsi par ta connaissance.
On est surpris de l’emploi de ce verbe ‘périr’. Le faible risque-t-il vraiment de périr à cause de notre manque de respect pour ses scrupules ? Aucun commentateur ne tire cette conclusion. Elle ferait dépendre le salut d’une œuvre. Mais l’avertissement est sérieux. Notre comportement : ici, tenir à notre liberté et user d’un aliment que le frère ne croit pas pouvoir consommer, pourrait l’amener à nous imiter contre sa propre conscience et l’œuvre de Dieu en lui pourrait en être en partie détruite, sans pour autant qu’il soit rejeté.
Revenons à Romains et reprenons la lecture au verset 16 :
Que votre privilège ne soit pas un sujet de diffamation. Ou comme on peut aussi le traduire un peu plus littéralement : 16Que ce qui est bien à vos yeux ne soit donc pas diffamé.
Nous l’avons dit, Paul, plutôt discrètement, se place parmi ceux qu’en 5.1 il appellera ‘forts’. Que veut-il dire quand il parle de ‘privilège’ ou de ‘ce qui est bien pour vous’ ? Les forts sont ceux qui se savent libérés des scrupules inutiles, des règles rituelles de la loi, finalement de ce qui n’était que signes de l’essentiel. Paul est de leur nombre, non en ce qu’il mépriserait ces choses, mais en ce qu’il regarde comme important de les dépasser.
Les ‘forts’ ce sont aussi ceux qui ont compris la réalité de la liberté qui leur est ainsi acquise en Christ. Mais si la pratique de cette liberté trouble mon frère ou l’harmonie de la communauté, cette liberté sera jugée, voire diffamée, même par les gens du dehors en fonction des fruits amers qu’elle porte.
La question des aliments est tellement secondaire ! À quoi bon s’y accrocher comme si elle mettait le salut en question ? Ou à quoi bon tenir à la liberté d’user de tout ce qui est légitime, alors que je blesse le frère qui n’en a pas une pleine connaissance ?
Dans la même épître aux Corinthiens, Paul avait dit : Tout est permis, mais tout n’est pas utile ; tout est permis, mais tout n’édifie pas (10.23). Tout m’est permis, mais tout n’est pas utile ; tout m’est permis, mais je ne me laisserai asservir par quoi que ce soit (6.12).
Mal utilisée, inutilement revendiquée, une juste liberté peut donc devenir un réel asservissement.
17Car, le royaume de Dieu [ne consiste] pas en nourriture et boisson, mais est justice et paix et joie dans l’Esprit Saint. 18Celui-là, en effet, qui sert le Christ en cela, [est] agréable à Dieu et approuvé des hommes.19Poursuivons donc ainsi ce [qui se rapporte] à la paix et à l’édification des uns et des autres. 20À cause d’un aliment, ne détruis pas l’œuvre de Dieu. Toutes choses sont pures, mais [sont] mauvaises pour l’homme (ou la femme) parce [représentant] une une occasion de chute [en l’entaînant à en] manger.
« Pour un aliment » dit Segond, ne détruis pas l’œuvre de Dieu. Le verbe est très fort tout comme le mot ‘perte’ utilisé deux fois du faible que mon comportement ferait tomber. Ainsi, une ‘bête’ question alimentaire pourrait détruire l’œuvre de Dieu ! De quelle œuvre parle-t-il ? Ce mot peut englober diverses choses. Mais il me semble probable qu’il s’agisse de la paix, de l’harmonie ou accueil dans la communauté. Paul vient en effet d’inviter à poursuivre ce qui se rapporte à la paix en même temps que ce qui permet aux fidèles de s’édifier, c’est-à-dire de se construire mutuellement. Ces choses qui sont en grande partie la raison d’être de la communauté, le travail que Dieu y poursuit pour chacun, cela peut, hélas, être entravé, voire détruit pour une question aussi dérisoire qu’un aliment. ‘Pour un aliment’ mettre en péril l’œuvre de Dieu ou le frère, quelle dérision !
De tout ce qui est légitime, rien n’est mauvais en soi redit Paul. Mais si, par l’usage que j’en fais, je pousse un autre à en user avec mauvaise conscience, la chose devient mauvaise pour lui et même pour moi qui l’y ai entraîné.
21[Il est] bon de ne pas manger de viandes, ni boire de vin, ni rien en quoi ton frère puisse trébucher.
L’apôtre serait-il en train de dire que c’est un péché que de manger de la viande ou de boire du vin ? Même ceux qu’il a appelés ‘faibles’ ne pensaient pas cela. Ce qu’il dit, c’est qu’il est bon de s’abstenir de tout ce dont l’usage que nous en faisons pourrait scandaliser notre frère ou devenir pour lui une occasion de chutes. La question que cela doit nous poser est bien celle-ci : « Suis-je prêt à renoncer à ceci ou cela que je crois légitime pour ne pas troubler mon frère, ma sœur ? Est-ce que je l’aime suffisamment pour faire passer son intérêt avant ce que j’apprécie et regarde comme un droit ? Ou bien aurais-je, au contraire, en le revendiquant, la volonté d’enseigner au frère la liberté qui est en Christ ? Convaincre les autres, pourquoi pas puisque nous avons raison ? J’ai l’impression que c’est à cette revendication que Paul répond quand il ajoute :
22La conviction qui est la tienne conserve-la devant Dieu. Heureux qui ne se condamne pas lui-même en ce qu’il approuve.
Le sens de cette dernière phrase n’est pas évident, je l’admets. Paul voudrait-il dire « Pour tout ce que vous approuvez, ce qui vous paraît juste, allez-y sans vous chercher misère ou vous torturer en vaine culpabilité » ? Certainement pas. Le verbe original que nous traduisons ‘approuver’ est dokimasô. Il s’agit d’exprimer une opinion positive, mais après un soigneux examen, comme résultat d’un test. Ce que Paul dit donc, c’est : « Heureux, celui qui peut agir sereinement, sans problème de conscience, conformément aux conclusions qu’il a tirée d’un scrupuleux examen de toute chose. »
Cet examen sérieux, ne faut-il pas avouer que nous ne le faisons pas toujours ? Il est évidemment bien moins fatiguant de nous fier aux conclusions d’autrui, de nous laisser couler dans le moule (sinon le carcan) des traditions ou de la pensée dominante.
Mais cette paresse ne garantit aucune paix intérieure. Elle ne peut que masquer les problèmes et, tôt ou tard, troubler la conscience, si ce n’est la trahir.
Oui, il faut prendre la peine de chercher une pleine conviction. Cependant, en avoir une n’est pas une garantie. Nous savons bien que l’on peut être pleinement convaincu et se tromper. Mais quoi que l’on fasse, ce sera toujours un péché, si nous le faisons à l’encontre de nos convictions.
C’est avec cette pensée que Paul clôt le paragraphe :
Mais qui mange avec des hésitations est condamné, car tout ce qui n’est pas le fruit d’une conviction est un péché.
Redisons-le, l’inverse n’est pas vrai. Ce n’est pas parce que je suis persuadé d’être monté dans le bon train que je ne me suis certainement pas trompé et que j’arriverai là où je dois aller. Nous avons certainement tous fait l’expérience du contraire dans un domaine ou un autre.
Se tromper est humain et les chrétiens ne peuvent prétendre y échapper. Mais nous tromper est quasi certain si nous approuvons comportement, doctrine, choix… sans avoir pris le temps de nous pencher sur ce que Dieu en pense, sans avoir analyser le pour et le contre, à la lumière de Sa Parole, autant que possible, de toute sa Parole.
Ceci, c’est à des ‘forts’ qu’il le dit, même si c’est également vrai pour les faibles. En effet, au verset suivant, il dit : Nous les forts…
Attention, ne croyons pas trop vite avoir compris, ne nous croyons pas trop vite ‘capables’. C’est à nous qu’est demandé l’examen scrupuleux et, nous l’avons vu, le juste comportement à l’égard de ceux que nous classons peut-être trop vite parmi les faibles.
Il est plus que possible qu’ils aient des choses à nous apprendre. Peut-être pourront-ils nous empêcher de courir le risque de transformer notre liberté en licence. Pour le moins, faisons d’eux l’objet de nos soins. Aimons-les assez pour nous préoccuper de leurs intérêts plus que des nôtres.
Paul s’est attardé longuement sur une question en somme aisée à résumer. Pourquoi ? Sinon à cause de son importance capitale ? Il y a, dans nos communautés, des avis différents sur des questions de pratiques diverses. Bien sûr, on ne se bat plus pour des questions de viandes… même si la vente courante des viandes hallal pourrait faire question à cause du sens qui y est donné. Mais il n’y a pas si longtemps, on se divisait sur celle du sabbat ou du dimanche, ou bien sur la forme du rite baptismal, par exemple.
Il y a des scrupuleux attachés aux règles et d’autres qui n’insistent que sur ce qu’ils regardent comme l’essentiel.
Paul nous dit : que les uns ne méprisent pas les autres, qu’ils ne jugent pas non plus. Mais plutôt qu’ils s’accueillent pleinement et se soucient de ne scandaliser personne, quitte à mettre sérieusement en question le bien-fondé de leurs convictions.
Sommes-nous certains de n’avoir pas besoin de réentendre ces choses ? Que Dieu en soit juge et nous éclaire.